Dans un précédent article, on essayait de briser les caricatures : non, les jeunesses ne sont ni une menace sociale, ni un espoir messianique. Elles sont multiples, complexes, traversées par ses contradictions comme toutes les autres générations. Et surtout, elle existe ici et maintenant — pas seulement dans les slogans de demain.
Mais à peine avons-nous déconstruit cette image figée de “la jeunesse” qu’une autre question surgit, plus souterraine, plus douloureuse aussi : et si le vrai problème, ce n’était pas “la jeunesse” elle-même, mais ce qui ne s’est pas transmis entre les générations ?
Parce qu’en matière d’engagement, de valeurs collectives, de mobilisation pour les droits, pour le climat, pour le soin du vivant et des autres, un fil s’est rompu.
Pas partout. Pas pour tout le monde. Mais assez nettement pour que le constat revienne en boucle, dans les associations, dans les mairies, dans les groupes informels, dans les conversations gênées entre militant·es d’hier et jeunes d’aujourd’hui.
D’un côté, des collectifs vieillissants, fatigués, parfois désabusés, qui ne trouvent pas la relève.
De l’autre, des jeunes qui veulent agir — vraiment — mais ne savent pas toujours où aller, ni à qui s’adresser.
Et au milieu, un territoire commun trop rarement raconté.
D’après le Baromètre de la DJEPVA 2023, 60 % des jeunes se disent prêts à s’engager sur les grands enjeux sociaux et écologiques. Mais seuls 14 % participent régulièrement à la vie associative formelle. Le chiffre est plus bas encore dans les zones périurbaines ou rurales.
Dans le même temps, une majorité d’associations déclarent peiner à renouveler leurs bénévoles, notamment dans les postes à responsabilité. (Le Mouvement Associatif, 2022)
Ce n’est donc pas la flamme qui manque. C’est le fil. Celui qui relie, qui transmet, qui donne à chacun sa place dans une chaîne de valeurs plus grande que lui. Et si ce fil est abîmé, c’est peut-être aussi parce qu’on ne l’a pas regardé assez tôt.
Parce qu’on a laissé s’installer le silence, le doute, l’oubli.
Parce qu’on a cru qu’engager, ça allait de soi.
Ce texte, en quelque sorte, c’est une tentative de cartographie.
Des failles, des tensions, mais aussi des possibles.
Pour comprendre pourquoi la transmission ne se fait plus, et comment on peut —
modestement, collectivement — reprendre l’aiguille.
L’engagement n’a pas disparu. Il s’est dispersé.

On dit souvent que les jeunes d’aujourd’hui “ne veulent plus s’engager".
Mais ce que les chiffres montrent, c’est tout l’inverse : ils s’engagent — juste pas forcément là où on les attend.
Selon le Baromètre DJEPVA 2023, 40 % des jeunes de 18 à 30 ans ont donné de leur temps bénévolement au cours des 12 derniers mois. C’est plus que chez les 30-50 ans. Et pourtant, dans les conseils d’administration des associations, dans les partis politiques, dans les syndicats, leur présence reste minoritaire, voire symbolique.
Pourquoi ce paradoxe ?
Parce qu’entre l’engagement tel qu’il se pratique et l’engagement tel qu’il est reconnu, il y a un fossé.
Aujourd’hui, on peut lancer une cagnotte pour une famille sans-papiers, organiser une action
de solidarité avec des sans-abris, créer un podcast sur les violences sexistes, initier une action écolo dans sa fac… sans jamais passer par une structure formelle.
Ce sont des actes d’engagement. Mais rarement comptabilisés comme tels.
L’engagement a glissé :
- -des collectifs constitués vers les communautés affinitaires ;
- des démarches longues vers des actions plus ponctuelles et réactives ;
- des salles de réunion vers les messageries cryptées ;
- des tracts vers des reels.
Pas par désinvolture. Par nécessité.
“Ce n’est pas qu’ils veulent moins s’impliquer. C’est qu’ils ne se reconnaissent pas dans les formes d’organisation qui leur sont proposées.” souligne la sociologue Fanny Dethorey,
dans une enquête menée pour l’INJEP sur la recomposition des formes d’engagement (2022).
Autrement dit : ce n’est pas l’envie d’agir qui manque, c’est un espace où cette envie trouve sa place, sa structure, et son histoire.
Et c’est là que le bât blesse : ces engagements sont puissants, mais souvent isolés. Ils manquent de continuité, de relais, de mémoire.
Prenons l’exemple des “Petits Débrouillards” , un réseau d’éducation populaire très implanté en France. De nombreuses antennes peinent à capter les jeunes adultes sur du long terme : ils viennent, participent à un projet, s’investissent parfois à fond… puis disparaissent. Le problème, ce n’est pas l’intérêt. C’est le manque de passerelle entre une envie ponctuelle et un cadre d’action plus durable.
Et ce glissement touche aussi les campagnes en ligne, les mobilisations numériques, les formats courts.
On clique, on signe, on partage, on s’indigne. Mais où ça mène, concrètement ?
À quoi se relier quand on veut faire plus ? Où frapper à la porte ?
La question n’est donc pas : “pourquoi les jeunes s’engagent-ils moins ?”
Mais plutôt : “pourquoi leur engagement peine-t-il à s’ancrer dans quelque chose de structurant ?”
Et surtout : qu’est-ce qui empêche la continuité ?
C’est ce que nous verrons dans la suite de l’article. Car si l’énergie est là, c’est du côté de la transmission, de l’accueil, et du dialogue intergénérationnel que les choses coincent.
Une rupture discrète mais profonde
S’il y a un fil à retisser, c’est bien parce qu’il s’est défait. Pas brusquement, pas brutalement.
Mais par usure, par glissements successifs, par une série de petits renoncements qui, mis
bout à bout, ont fini par entamer la chaîne de transmission.
Pour comprendre cette rupture, il faut remonter aux années 1980, là où beaucoup d’observateurs situent un basculement.
Après les grandes vagues de mobilisation des années 1960-1970, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 aurait pu être l’occasion d’une institutionnalisation de la culture militante.
Mais ce moment a été, pour une partie du monde associatif et politique, un point de désillusion.
“L’État a absorbé une partie des énergies militantes… et en a laissé d’autres à la marge, sans relais. ” écrivait déjà en 1995 l’historien Michel Wieviorka, en analysant la baisse d’adhésion syndicale et la démobilisation progressive des mouvements populaires.
Quelques chiffres clés :
- En 1975, plus de 20 % des actifs étaient syndiqués. En 2022, ils ne sont plus que 10%, et à peine 2 % chez les moins de 30 ans (source : DARES, 2023).
- Entre 1991 et 2021, le nombre de partis politiques déclarés a doublé, mais leur nombre d’adhérents réels a été divisé par deux (Ministère de l’Intérieur).
Dans les associations, le Mouvement Associatif note une baisse significative des candidatures de jeunes à des postes de gouvernance, malgré une participation en hausse aux actions ponctuelles. Cette érosion est aussi culturelle.
L’engagement politique — au sens large — a progressivement été perçu comme un domaine réservé, technique, voire corrompu. Les grands récits collectifs ont perdu leur éclat.
Et face à un système démocratique en crise de représentativité, les jeunes générations se sont méfiées, puis éloignées.
Mais ce retrait ne s’est pas accompagné d’un renouvellement. Il y a eu un trou dans la passation.
Pas de formation, pas de valorisation des savoir-faire militants, pas de cadre de mentorat.
Des anciens fatigués, des jeunes intimidés, et personne entre les deux pour faire lien.
Le sociologue Luc Rouban (Cevipof) parle d’une “démocratie orpheline” : un système qui appelle à la participation mais ne donne pas les moyens de s’en saisir.
Et le constat est particulièrement vrai dans les territoires populaires ou périurbains, où l’on a détricoté les lieux d’échanges non-marchands : maisons de jeunes, MJC, syndicats d’usine, comités de quartier. Des endroits où, autrefois, on apprenait à s’engager par le faire et par la transmission orale.
Sur l’Étang de Berre, de nombreux jeunes ignorent totalement l’histoire sociale et écologique de leur territoire. Les luttes pour la dépollution, les mobilisations contre les effets des zones Seveso, les combats pour la santé publique… Autant d’événements locaux qui ne sont plus transmis. Et qui, pourtant, pourraient donner du sens et des racines à un engagement d’aujourd’hui.

Ce qu'il reste à construire
Ce n’est donc pas l’engagement qui est en crise, c’est l’absence de récit, de médiation, et de mémoire.
Le fil n’est pas rompu partout.
Il est simplement plus fragile, plus dispersé, parfois mal tissé. Et si l’on veut qu’une génération puisse construire sur l’autre — sans calquer, sans écraser, sans trahir — alors il faut réapprendre à transmettre sans imposer.
Mais que transmettre, au fond ?
Pas une “bonne” façon de militer. Pas un passé glorieux figé.
Ce qu’il reste à partager, ce sont surtout des outils, des histoires, des structures d’accueil, et des espaces de dialogue.
Premier chantier : réhabiliter la mémoire locale.
Sur de nombreux territoires, les jeunes ignorent les luttes qui ont façonné l’environnement dans lequel ils évoluent.
À Fos-sur-Mer ou Port-de-Bouc, rares sont les jeunes qui savent que leur ville a vu naître des grèves massives pour la santé environnementale, que des collectifs ont fait condamner
l’État pour inaction ou que certaines luttes locales ont fait jurisprudence.
Créer des parcours d’histoire militante locale, des balades urbaines politiques, des archives vivantes… Ce n’est pas du folklore : c’est du carburant.
Deuxième levier : la formation et le mentorat.
On ne devient pas porteur de projet, animateur de débat ou organisateur de mobilisation par génération spontanée.
Des structures comme L’École des Transitions Écologiques (ETRE) ou Les Cités d’Or (Marseille) proposent des parcours d’engagement hybrides, mêlant action, réflexion et transmission par les pairs.
Ce sont des modèles à renforcer. Parce qu’entre l’isolement des jeunes motivés et la fatigue des anciens investis, il manque souvent un “tuteur de lien”, quelqu’un qui accompagne sans diriger.
Troisième piste : croiser les générations dans l’action.
Il ne s’agit pas de faire deux lignes parallèles — les jeunes dans les réseaux, les anciens dans les assos.
Il faut des espaces communs où l’on construit ensemble, avec des responsabilités partagées.
C’est ce que met en œuvre, à petite échelle, le programme “13 Mobilisés” que nous menons chez Enfants Forts : des projets citoyens portés par des groupes de jeunes,
accompagnés par des habitués de la gestion de projet qui n’agissent pas “à leur place” mais avec eux.
Résultat : un renforcement de la confiance, de la compétence, et de la connaissance du terrain.
Enfin, il faut créer du langage commun.
Aujourd’hui, trop de mots nous divisent : “militant”,“radical” “engagé”,“formel" “professionnel” …
Entre celles et ceux qui parlent encore de “conscience de classe” et ceux qui revendiquent
une “safe place” , les vocabulaires s’entrechoquent plus qu’ils ne s’écoutent.
Créer des espaces où l’on peut poser ses mots, expliquer ses références, c’est aussi ça,
faire fil.
Il ne s’agit pas de faire rentrer les jeunes dans les vieilles cases, ni d’attendre que les
anciens deviennent influenceurs.
Il s’agit d’inventer des espaces communs où la mémoire inspire et où le présent
construit.
Pas la flamme. Le fil.
On a longtemps regardé les jeunesses avec inquiétude ou espoir.
Mais peut-être qu’on a surtout oublié de lui faire une place dans une histoire qui ne commence pas avec elle.
Les jeunes s’engagent. C’est un fait. Mais souvent seuls, souvent sans ancrage, souvent
sans savoir qu’ils marchent sur des traces déjà dessinées.
Et de l’autre côté, trop d’anciens s’épuisent dans des collectifs qu’ils ne reconnaissent plus, en espérant une relève qui n’arrive pas comme ils l’avaient imaginée.Ce n’est pas une question de génération contre une autre.
C’est une question de transmission. De lien. De fil.
Et si ce fil s’est détendu, s’est usé, ce n’est pas irrémédiable.
Mais il ne se retissera pas tout seul.
Il faudra :
- Des espaces d’écoute, où l’on raconte et où l’on apprend.
- Des lieux où l’on agit ensemble, pas côte à côte.
- Des relais clairs, dans les associations, les syndicats, les institutions.
- Des gens qui prennent le temps d’accompagner sans dominer.
Il faudra aussi reconnaître la légitimité de toutes les formes d’engagement, même celles
qu’on ne comprend pas tout de suite.
Et savoir dire, parfois, que l’on ne sait plus faire. Que l’on a besoin d’aide. D’inspiration. De
relais.
Car ce qui manque, ce n’est pas la révolte. Elle est là, parfois maladroite, souvent belle.
Ce qui manque, c’est le récit commun. Le compagnonnage. La chaîne des gestes.
Bref, ce fil dont on parlait au début.
À nous maintenant de le tendre à nouveau.
Pas pour “refaire comme avant”. Mais pour inventer, ensemble, ce qu’on n’a jamais vraiment pris le temps de faire : une culture de l’engagement où chacun·e a sa place, et où le passage de témoin devient un moment de joie plutôt qu’un fardeau.