Jeunesse : Ni espoir messianique, ni menace sociale, juste une génération parmi d’autres

"La jeunesse est l'avenir." À force de l'entendre, cette phrase est devenue une sorte d'incantation creuse, récitée aussi bien par des responsables politiques en quête de renouveau que par des marques en quête de consommateurs dynamiques. Mais derrière cette formule bienveillante se cache une réalité plus complexe : pourquoi toujours parler des jeunes en les projetant vers demain, comme s'ils n'existaient pas pleinement aujourd’hui ?

Car sous couvert d'encouragement, cette phrase enferme en réalité “la jeunesse” dans une posture ambiguë. Tantôt glorifiée comme la génération qui va "sauver le monde", tantôt pointée du doigt comme irresponsable et égoïste, les jeunes sont rarement considérés comme ce qu’ils sont : une partie intégrante du corps social, avec ses contradictions, ses engagements et ses hésitations, à l’image de toutes les autres tranches d’âge.

On célèbre leurs énergies, mais on les bride. On applaudit leurs créativités, mais on leur refuse souvent une place à la table des décisions. On admire leurs audaces, mais on leur reproche leurs impatiences. Derrière l’image de jeunes en mouvement, prêts à secouer l’ordre établi, se cache souvent une réalité plus inconfortable : une société qui veut bien l’encourager tant qu’elle ne dérange pas trop.

Alors, que faire ? Comment dépasser ces clichés, ces assignations qui réduisent les jeunes à un archétype uniforme ? Comment leur redonner, non pas la parole — qu’ils n’ont jamais cessé de prendre —, mais le droit d’être considérés pour ce qu’ils sont : des citoyens à part entière, ni plus naïfs ni plus lucides que leurs aînés, ni plus engagés ni plus désabusés, simplement des individus capables de choisir leur propre chemin, hors des cases qu’on leur attribue ?

Loin des discours convenus sur “une jeunesse” héroïque ou perdue, il est temps d’ouvrir les yeux sur une génération qui existe au présent, qui compose avec le réel, et qui mérite mieux que des slogans.

L’infantilisation : un piège bienveillant

broken image

On leur demande d’être engagés, mais on leur rappelle aussitôt qu’ils manquent de "maturité". On leur conseille de "prendre leur avenir en main", mais on continue de leur imposer des décisions sans leur demander leur avis. Bienvenue dans le paradoxe de l’infantilisation de la jeunesse.

Cette tendance repose sur une idée faussement bienveillante : celle selon laquelle les jeunes auraient besoin d’un cadre protecteur, de garde-fous et d’une supervision constante avant de pouvoir réellement peser dans les décisions collectives. À l’école, dans le monde du travail, en politique, ils doivent toujours "faire leurs preuves" avant d’être pris au sérieux. Comme si l’expérience de la vie se mesurait uniquement en années et non en compétences acquises, en initiatives prises, en réflexions construites.

Des règles du jeu truquées dès le départ

L’infantilisation ne se limite pas à un simple paternalisme condescendant, elle s’ancre dans des mécanismes bien réels qui empêchent les jeunes d’agir sur leur propre environnement.

Un accès restreint aux responsabilités

Dans les instances de décision, les jeunes sont souvent relégués à un rôle consultatif. Dans les conseils municipaux de jeunes, par exemple, on les invite à "s’exprimer", mais sans pouvoir contraignant. Dans les entreprises, rares sont celles qui confient des postes à responsabilité à des jeunes sans leur imposer de longues années de validation hiérarchique.

Une hyperrégulation de l’engagement

On encadre l’engagement des jeunes à coups de parcours balisés, d’appels à projets ultra-institutionnalisés et de processus administratifs dissuasifs. Résultat : ceux qui s’engagent doivent passer plus de temps à "prouver" la légitimité de leur projet qu’à le mener à bien.

Un mépris des initiatives spontanées

Combien de collectifs de jeunes ont été réduits à des "mouvements de bonne volonté" sans prise au sérieux ? Quand les jeunes investissent la rue pour des causes sociales ou écologiques, leur mobilisation est souvent minimisée sous prétexte qu’ils seraient influencés, trop idéalistes, ou dans une "révolte d’adolescence". Pourtant, ce sont souvent ces mouvements qui font bouger les lignes (mobilisations pour le climat, luttes contre les violences sexistes et racistes, défense des libertés fondamentales…).

broken image

Une autonomie sous conditions

La société réclame des jeunes qu’ils soient autonomes… mais uniquement dans des cadres prédéfinis. On valorise leur indépendance lorsqu’ils entreprennent des démarches individuelles (trouver un emploi, quitter le foyer familial, gérer leur budget), mais dès qu’ils veulent remettre en question un système, une norme ou un fonctionnement, ils redeviennent "trop jeunes pour comprendre".

Ce traitement différencié se retrouve même dans la façon dont on aborde la participation des jeunes dans la sphère publique. Lorsqu’ils consomment, ils sont considérés comme un groupe stratégique clé pour les marques et les tendances. Lorsqu’ils votent, leur comportement électoral est scruté comme une "curiosité sociologique". Mais lorsqu’ils veulent gouverner, proposer des lois, ou changer les institutions, ils sont priés d’attendre d’avoir accumulé suffisamment d’"expérience".

Accompagner sans brider

Plutôt que de cantonner les jeunes à un rôle d’apprentis citoyens ou d’élèves du monde adulte, il est urgent de reconnaître leur capacité d’action et de décision tout en leur offrant un cadre d’accompagnement adapté.

Créer des espaces de pouvoir réels

Intégrer les jeunes dans les instances décisionnelles avec un droit de vote effectif, leur permettre de participer aux conseils d’administration des structures publiques et privées, et favoriser les co-gestions intergénérationnelles dans les associations et les collectivités. L’objectif n’est pas de les "lancer dans le vide", mais de leur offrir des espaces où ils peuvent prendre des responsabilités en étant soutenus.

Valoriser l’expérience acquise par l’engagement

Loin d’être un "hobby", l’engagement associatif ou militant permet d’acquérir des compétences précieuses en gestion de projet, en communication et en leadership. Plutôt que de leur demander d’attendre d’avoir un "vrai métier" pour être légitimes, il faut reconnaître et valoriser ces expériences dans les parcours éducatifs et professionnels.

Passer d’un discours paternaliste à un accompagnement stratégique

Plutôt que de dire aux jeunes "soyez patients", "vous comprendrez plus tard", ou "vous êtes trop idéalistes", il faut les accompagner de manière concrète : en leur fournissant des outils, des ressources et des espaces pour expérimenter, se tromper et réussir. L’enjeu est de leur permettre d’agir dès maintenant, sans pour autant les laisser seuls face à des responsabilités écrasantes.

Accompagner, ce n’est pas contrôler. Soutenir, ce n’est pas surveiller. Il est possible d’apporter un cadre sans brider l’autonomie, d’aider sans infantiliser. Finalement, il ne s’agit pas de faire "place aux jeunes", mais de construire une société où chaque génération a une place à prendre, en fonction de ses compétences, de ses idées et de sa volonté d’agir

L'essentialisation : la vision réductrice

D’un côté, on infantilise la jeunesse en la privant de responsabilités, de l’autre, on l’essentialise en lui prêtant des traits fixes et homogènes. Dans les médias, dans les discours politiques ou même dans certaines études sociologiques, le mot jeunesse devient une catégorie fourre-tout, censée englober une réalité aussi vaste que disparate. Pourtant, les jeunes ne forment pas un bloc uniforme.

L’essentialisation fonctionne comme une loupe déformante : elle exagère certaines tendances tout en invisibilisant la diversité des trajectoires individuelles. On retrouve ce phénomène dans plusieurs discours réducteurs qui traversent notre époque.

broken image

Les stéréotypes de la jeunesse : un récit tronqué

L’essentialisation de la jeunesse repose souvent sur des clichés qui, s’ils contiennent parfois une part de vérité, sont avant tout des généralisations excessives. Des exemples courants :

"Les jeunes sont ultra-connectés"

On présente souvent la génération actuelle comme scotchée à ses écrans, incapable de décrocher de TikTok ou d’Instagram. Certes, les pratiques numériques ont évolué, mais ce discours masque une réalité plus nuancée. Une enquête menée par l’Observatoire des inégalités montre que l’accès au numérique varie fortement selon le milieu social : les jeunes issus de familles précaires ne disposent pas toujours d’un ordinateur personnel ou d’un accès Internet stable, ce qui creuse les inégalités en matière d’éducation et d’information. (Observatoire des Inégalités, 2023)

"Les jeunes ne s’intéressent plus à la politique"

Cette affirmation est contredite par toutes les études récentes. Ce n’est pas le politique qui ne les intéresse plus, c’est le système politique actuel qui ne leur semble plus légitime ou adapté. Plutôt que de s’inscrire dans des partis traditionnels, les jeunes investissent d’autres formes d’engagement : collectifs citoyens, actions locales, militantisme sur des causes précises (climat, justice sociale, féminisme, etc.). En 2022, seuls 36% des jeunes de 18-25 ans ont voté aux législatives, mais près de 70% ont participé à une action collective au cours des deux dernières années (manifestation, pétition, occupation de lieux publics). (France Stratégie, 2023)

"Les jeunes veulent un travail qui a du sens"

Si cette aspiration est réelle, elle est souvent instrumentalisée pour masquer une autre réalité : trouver un travail qui permet tout simplement de vivre. La focalisation sur le "sens au travail" ne doit pas faire oublier que la précarité est une réalité centrale pour beaucoup de jeunes. Plus de 20% des moins de 25 ans vivent sous le seuil de pauvreté en France, et un quart des jeunes actifs occupent des emplois précaires ou sous-payés. (INSEE, 2024)

Pourquoi cette essentialisation est problématique

Réduire la jeunesse à quelques traits homogènes a plusieurs effets pervers.

Une invisibilisation des fractures sociales

En parlant des jeunes comme s’ils formaient un bloc homogène, on occulte les réalités sociales et économiques qui les traversent. Un étudiant en master à Sciences Po et un jeune ouvrier en intérim n’ont pas les mêmes préoccupations, les mêmes accès aux ressources, ni les mêmes opportunités.

Un discours qui sert à justifier l’inaction politique

Quand on essentialise la jeunesse, on l’infantilise indirectement : "les jeunes sont comme ci", "ils veulent ça", ce qui évite de leur donner une place réelle dans les décisions. Par exemple, dire que "les jeunes ne s’intéressent plus à la politique" permet de ne pas s’interroger sur l’exclusion des jeunes des espaces de pouvoir.

Une injonction implicite à rentrer dans un rôle

Lorsqu’on martèle qu’une génération est "hyper-engagée" ou "accro au numérique", cela peut aussi devenir une injonction silencieuse. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces cases peuvent se sentir illégitimes ou en décalage.

Comment sortir de cette vision figée de " la jeunesse " ?

Parler des jeunesses et non de la jeunesse

Plutôt que de parler de "la jeunesse" comme une entité monolithique, il est plus pertinent d’évoquer les jeunesses, en tenant compte des multiples réalités qui les composent : sociales, économiques, culturelles, géographiques.

Créer des espaces où les jeunes sont vus comme des citoyens à part entière

Trop souvent, les jeunes sont consultés, mais pas écoutés. Il faut aller plus loin en intégrant des jeunes dans les conseils d’administration, les instances locales, les collectifs de réflexion. Ce ne sont pas des "spectateurs de demain", mais des acteurs d’aujourd’hui.

Changer le regard médiatique et institutionnel

La façon dont les médias et les institutions parlent des jeunes façonne leur image dans la société. Sortir des poncifs, interroger directement les premiers concernés, éviter les généralisations : c’est ainsi qu’on passera d’une vision caricaturale à une vision plus juste et respectueuse.

Laisser aux jeunes le droit d’être pluriels

L’essentialisation de la jeunesse est un piège qui réduit leur complexité à quelques traits simplistes, souvent construits par le regard des générations précédentes. La vérité est que les jeunes sont divers, traversés par des contradictions, et en perpétuelle transformation – comme toutes les autres générations avant eux.

Plutôt que de projeter sur eux des attentes uniformes, il est temps de les considérer comme des individus capables de s’exprimer pour eux-mêmes, sans qu’on leur dicte ce qu’ils devraient être.

De la participation symbolique à la prise de pouvoir réelle : refonder la place des jeunes dans la société

broken image

La question n’est donc pas seulement : "comment encourager les jeunes à s’engager ?", mais surtout "comment structurer leur participation de manière efficace et légitime ?".

Un désengagement… qui ne concerne pas que les jeunes

Lorsqu'on parle de la jeunesse, une idée revient souvent : "Les jeunes se désengagent." Ils votent moins, participent moins aux élections et semblent plus éloignés des formes traditionnelles d’engagement. C’est vrai… mais c’est aussi vrai pour les adultes.

Les taux d’abstention explosent dans toutes les tranches d’âge. En 2022, seuls 47,5 % des 35-49 ans ont voté au second tour des législatives, à peine mieux que les 18-24 ans (42 %) (Ministère de l’Intérieur, 2022).

Les partis politiques traditionnels voient leurs effectifs fondre : en 30 ans, les adhésions aux grands partis ont chuté de plus de 50 %.

Les syndicats perdent aussi en influence, notamment chez les jeunes travailleurs précaires, qui ne se reconnaissent pas dans ces structures (France Stratégie, 2023).

La question du désengagement n’est donc pas une spécificité de la jeunesse, mais un symptôme plus large d’un modèle institutionnel en perte de crédibilité.

Mais attention : moins d’engagement ne veut pas dire moins d’action. Les jeunes investissent d’autres espaces : des modes d’action ponctuels, comme les marches pour le climat ou les mobilisations contre les violences sexistes ; des formes d’engagement hors des structures classiques, à travers des collectifs informels, des mobilisations locales ou des campagnes numériques. La volonté d’agir concrètement plutôt que de débattre sans fin, avec des initiatives de terrain (entraide, projets écologiques, auto-gestion d’espaces).

C’est là que se pose la vraie question : comment faire en sorte que cet engagement ne reste pas à la marge, mais puisse structurer de réels leviers de transformation ?

Ce que nous faisons avec Enfants Forts : agir localement, concrètement, sans attendre la permission

Chez Enfants Forts, à travers le projet “ 13 mobilisés “ nous avons fait le choix d’un engagement qui ne passe pas par des discours sur "comment engager les jeunes", mais par des expérimentations concrètes et autonomes.

Nous montons des actions collectives, sans attendre de validation extérieure. Que ce soit à travers des projets de solidarité, d’éducation populaire ou d’engagement écologique, nous partons d’un constat simple : les jeunes n’ont pas besoin d’être encadrés dans un cadre institutionnel figé, mais d’avoir les moyens d’agir directement.

Nous refusons l’infantilisation, mais favorisons l’accompagnement. Être autonome ne veut pas dire être seul. À travers notre réseau, nous permettons à des jeunes de structurer leurs projets, d’accéder à des ressources et de développer leurs compétences sans être réduits à des "apprentis citoyens".

Nous favorisons une approche intergénérationnelle. L’opposition entre "jeunes" et "adultes" est une fausse question. À Enfants Forts, nous croyons à la co-construction : l’objectif n’est pas d’opposer des générations, mais de faire travailler ensemble celles et ceux qui partagent une vision commune.

Notre engagement repose sur un principe fondamental : ne pas attendre qu’un cadre institutionnel valide nos actions, mais construire nos propres espaces d’engagement.

Nous ne sommes pas là pour "former des jeunes à l’engagement", nous sommes là pour qu’ils prennent leur place dès maintenant.

Changer de paradigme : faire des jeunes des acteurs du présent, pas des promesses d’avenir

Tant que l'on continuera à parler de la jeunesse uniquement comme "l’avenir", on évitera d’en faire un acteur du présent.

Il est donc impératif de :

✅ Transformer les instances de consultation en véritables espaces de pouvoir
✅ Reconnaître l’engagement comme une expérience formatrice et légitime
✅ Remettre en cause l’association automatique entre âge et légitimité décisionnelle
✅ Accepter que le désengagement ne concerne pas que les jeunes, et que c’est à la société de proposer des formes d’action qui ont du sens

Nous ne pouvons plus nous contenter de slogans sur "l’avenir des jeunes". Le présent leur appartient autant qu’à n’importe qui. C’est en leur donnant un vrai pouvoir d’agir aujourd’hui qu’ils construiront leur propre manière de faire société, loin des injonctions contradictoires et des cadres figés.

Et pour ceux qui attendent encore qu’on leur "donne la parole" : il est temps d’arrêter d’attendre.

Sources officielles et institutionnelles

  1. Observatoire des Inégalités
  2. France Stratégie – "Les politiques publiques en faveur de la mobilité sociale des jeunes" (2023)
  3. INSEE – "15 % de la population est en situation d'illectronisme en 2021"
  4. INJEP – "Moral, état d'esprit et engagement des jeunes en 2023"
  5. ARCEP – "Baromètre du numérique 2023"
  6. UNICEF France – "Près de 20 000 enfants et adolescents révèlent des inégalités et un sentiment d'exclusion sociale préoccupant" (2024)
  7. Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères – "La participation des jeunes à l'élaboration et la mise en œuvre de la politique de solidarité internationale de la France"
  8. Conseil économique, social et environnemental – "Pour des politiques de jeunesse structurantes et adaptées aux enjeux du XXIe siècle"
  9. Observatoire des pratiques numériques des adolescents – "9e Rapport de l'Observatoire des pratiques numériques des adolescents"
  10. Assemblée nationale – "Évaluation des politiques publiques en faveur de la mobilité sociale des jeunes"
  11. Le Monde – "Une envie de se sentir utile" : une nouvelle génération de jeunes engagés
  12. Le Monde – "La jeunesse est face à une marée montante de la précarité"
  13. Le Monde – Contrat d'engagement jeune : une insertion dans l'emploi à relativiser
  14. Le Monde – Les adolescents ayant vécu dans la précarité ont plus de risque de pauvreté à l'âge adulte
  15. Le Monde – Les jeunes femmes sont moins confiantes face à l'avenir
  16. Le Monde – Précarité : une nouvelle étude pointe les conditions de vie dégradées de nombreux étudiants
  17. Le Monde – Loin des élections, la jeunesse en quête de nouvelles formes d'engagement
  18. Le Monde – Les jeunes Français, victimes insoupçonnées de la précarité numérique
  19. Le Monde – Les mille visages de l'engagement des jeunes
  20. Mediapart – Un jeune sur quatre vit sous le seuil de pauvreté