Pourquoi la question palestienne nous concerne tous-tes

Parler de la Palestine aujourd’hui, ce n’est pas céder à une indignation à géométrie variable. C’est, au contraire, affirmer que toutes les luttes qui nous engagent — pour la justice, l’égalité, la dignité — convergent ici. C’est comprendre que ce qui est en train de se produire sous nos yeux est un test. Un test pour le droit international, pour les principes des droits humains, pour la conscience collective. Et que l’échec est en train de se jouer.

On ne peut pas dire qu’on défend la justice sociale, l’écologie, la solidarité, sans regarder ce qui se passe à Gaza, en Cisjordanie, dans les camps, et dans les discours qui justifient l’éradication d’un peuple. On ne peut pas s'engager localement sans porter aussi, parfois, une parole globale. Parce qu’il ne s’agit pas d’un ailleurs abstrait. Il s’agit d’une lutte qui, par son intensité, sa clarté, sa radicalité, nous oblige à choisir : rester spectateur, ou prendre position.

Dire "Palestine", c’est dire que les luttes ne s’excluent pas, elles se rejoignent. C’est affirmer que le combat contre le racisme, les oppressions, les dominations, les injustices écologiques ou sociales, se tissent les uns aux autres. Et que l’histoire nous jugera sur ce que nous avons dit, ou pas dit. Sur ce que nous avons fait, ou laissé faire.

Une impunité installée, un génocide en cours

Le 7 octobre 2023, des attaques d’une violence inédite sont perpétrées par le Hamas sur le territoire israélien. Elles causent la mort de plus de 1 200 personnes, principalement des civils, dans ce qui constitue un massacre que rien ne saurait justifier. Mais ce jour-là ne marque pas le début d’un conflit. Il est, tragiquement, la conséquence d’une histoire beaucoup plus longue, faite d’oppression, de colonisation, d’occupation et d’impunité.

Depuis 1948, le peuple palestinien vit une dépossession continue : des centaines de milliers de personnes expulsées de leurs terres lors de la Nakba, des villages rasés, des familles séparées. Depuis 1967, la Cisjordanie est militairement occupée. Depuis 2007, Gaza est enfermée sous blocus, coupée du monde, avec un accès extrêmement limité à l’eau potable, aux soins, à l’électricité. Entre les murs de séparation, les checkpoints humiliants, la confiscation des terres, l’expansion des colonies illégales, les assassinats ciblés, les arrestations massives, les destructions de maisons, c’est tout un peuple qui est maintenu dans une forme de prison à ciel ouvert, sans perspective d’avenir, sans État, sans droit effectif.

En Cisjordanie, les colons israéliens armés agissent en toute impunité, protégés par l’armée, pendant que les Palestiniens vivent sous la menace permanente. À Gaza, les offensives militaires israéliennes se succèdent (2008, 2012, 2014, 2021...), toujours plus destructrices, toujours justifiées par "le droit à se défendre", jamais sanctionnées par le droit international. À chaque fois, des milliers de civils meurent, des infrastructures vitales sont visées, et l’attention médiatique retombe aussitôt. À chaque fois, aucune conséquence.

Le Hamas, qualifié d’organisation terroriste par l’Union européenne, les États-Unis et d'autres acteurs internationaux, ne naît pas dans le vide. Il apparaît dans les années 1980 dans les camps palestiniens, sur les ruines d’un processus politique étouffé et d’une population désespérée. Fait moins connu mais documenté : dans les années 1980 et 1990, Israël a, de manière stratégique, laissé le Hamas se développer comme contrepoids au Fatah et à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), perçus comme plus dangereux politiquement car porteurs d’un discours laïc et national. Benjamin Netanyahou lui-même a été accusé, y compris par d’anciens responsables israéliens, d’avoir indirectement renforcé le Hamas pour diviser les Palestiniens. Un "monstre utile", disait-on alors dans certains cercles militaires. Une stratégie qui s’est retournée contre tous.

C’est dans ce contexte d’occupation, d’étouffement, de mépris globalisé, que surgit l’horreur du 7 octobre. Elle est condamnable, et ne peut être comprise sans cette toile de fond. Car ce jour-là, c’est aussi la conséquence d’un monde qui, depuis trop longtemps, regarde ailleurs. Qui laisse Israël violer le droit international sans être inquiété. Qui accepte que des millions de personnes vivent sans droits fondamentaux.

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  • Plus de 55 000 morts à Gaza, dont une majorité d’enfants.

  • 129 880 personnes ont été blessées, dont 34 173 enfants

  • 11 200 autres étaient portées disparues et seraient probablement sous les décombres

  • Des écoles, des hôpitaux, des mosquées, des camps de réfugiés ciblés.

  • Des journalistes tués.

  • Une famine organisée.

  • Des civils traités comme des "dommages collatéraux" — voire comme des cibles légitimes, dans une rhétorique de guerre totale.

Cette impunité n’est pas propre à la Palestine. Elle résonne avec d’autres territoires où les dominations s’exercent dans l’indifférence — Kurdistan, Congo, Mayotte, territoires autochtones. Mais en Palestine, elle est devenue le révélateur d’un monde à l’envers, où l’occupé devient "terroriste", où la victime doit prouver qu’elle mérite d’être pleurée, et où les bourreaux peuvent dérouler leur propagande sans contradiction.

C’est précisément pour cela que la parole est nécessaire. Parce que si les institutions démissionnent, il ne reste que les sociétés civiles, les collectifs, les associations, les voix dissidentes. Prendre position, ici, maintenant, c’est refuser cette normalisation de l’horreur. C’est se tenir aux côtés de celles et ceux qui résistent, dans la dignité et la douleur, contre l’effacement de leur peuple.

Une lutte-monde : convergences et résonances

Ce qui se passe en Palestine n’est pas un fait isolé. C’est un concentré des logiques que de nombreuses luttes dans le monde tentent de dénoncer et de faire tomber. C’est l’un des visages les plus extrêmes d’un système global d’oppression qui lie la violence coloniale, le racisme structurel, l’ultralibéralisme destructeur et le mépris des vies jugées "non essentielles". Ce n’est donc pas "un sujet à part" : c’est un nœud central, un miroir déformant mais révélateur de l’état du monde.

La lutte palestinienne entre en résonance directe avec d’autres fronts : les luttes anticoloniales en Kanaky ou en Guyane, les combats contre les violences policières dans les quartiers populaires, les mouvements pour les droits des peuples autochtones, les résistances contre les projets écocides imposés par la force. Dans chacun de ces cas, on retrouve les mêmes mécanismes : des populations privées de leur droit à décider pour elles-mêmes, une violence légitimée au nom de l’ordre, un récit dominant qui invisibilise ou criminalise la résistance, et des institutions défaillantes.

Les mouvements pour la justice climatique, par exemple, ne peuvent ignorer la Palestine. Parce qu’à Gaza, l’eau est devenue une arme. Parce que les destructions de l’écosystème y sont massives. Parce que l’occupation empêche toute souveraineté énergétique, alimentaire ou environnementale. Parler d’écologie sans parler de colonialisme, c’est parler d’un monde fictif, dépolitisé. La lutte palestinienne rappelle que l’écologie est d’abord une question de justice, de rapports de force, d’accès aux ressources.

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Dans cette perspective, la Palestine devient un vecteur d’unité. Elle oblige à repenser l’engagement, à sortir des silos militants, à articuler les luttes. Elle rappelle que nos combats ne sont pas en concurrence, mais en convergence. Et que le silence, l’indifférence ou le repli sur une seule cause, aussi noble soit-elle, fragilisent toutes les autres.

C’est une invitation à élargir notre regard, à internationaliser notre solidarité, à politiser nos engagements, même locaux. C’est une façon de dire que nous ne défendons pas la justice "chez nous", tout en la niant ailleurs. Que l’universalisme ne peut pas être à géométrie variable. Et que, pour rester fidèles à nos principes, nous devons tenir la ligne — même quand elle dérange, même quand elle coûte.

Le silence comme défaite

Face à la démesure de ce qui se joue, beaucoup choisissent de se taire. Par peur de mal dire, par peur d’être accusés, par peur de "faire de la politique", ou simplement par épuisement moral. Pourtant, ce silence n’est pas neutre. Il est un espace occupé. Un vide que remplissent les récits dominants, les fausses symétries, les justifications cyniques, les éléments de langage qui lavent les crimes et brouillent les responsabilités.

Rester silencieux face à un génocide en cours, ce n’est pas rester neutre : c’est s’aligner avec l’ordre établi des choses. C’est donner raison à ceux qui veulent écraser toute résistance. C’est laisser faire. Pire encore, c’est contribuer à l’effacement, à l’oubli programmé, à l’idée qu’un peuple peut disparaître sans que cela trouble fondamentalement nos sociétés.

Parler, c’est prendre un risque. Mais c’est un risque infiniment plus faible que celui que prennent les journalistes palestiniens qui filment sous les bombes, les soignant·es qui opèrent sans matériel, les enfants qui témoignent avec des mots trop grands pour eux. Ici, le risque, c’est le confort qui se fissure, la parole qui s’embrase, la prise de position qui oblige. Mais c’est aussi l’endroit où commence réellement l’engagement.

Pour celles et ceux qui se battent pour la justice, l’égalité, la dignité, le refus de l’indifférence est un acte fondateur. Il ne s’agit pas de tout dire, tout le temps, ni de se faire porte-parole d’une cause qu’on ne vit pas directement. Il s’agit simplement de ne pas détourner les yeux. De faire entendre, à notre mesure, une voix qui refuse l’inhumanité. De dire que nous savons. Et que parce que nous savons, nous n’avons plus le droit de nous taire.

Il ne s’agit pas ici de surajouter un combat à la liste des luttes à mener. Il s’agit de comprendre que celle-ci en est le fil rouge. Le test moral. La ligne de crête. Et que de notre capacité à la regarder en face dépend, en grande partie, le sens que nous donnons à tous nos engagements.

Il ne s’agit pas de se substituer aux voix palestiniennes. Il s’agit de les relayer, de les amplifier, de se tenir aux côtés de celles et ceux qui, malgré l’acharnement, continuent de croire en la vie, en la terre, en la justice. Parce que ce que la Palestine nous dit, c’est que lutter n’est pas un choix : c’est une nécessité vitale. Et que la dignité n’est pas négociable, même sous les gravats.

Dans un monde qui vacille, chaque mot compte. Chaque silence aussi. Alors nous avons choisi. Dire. Dénoncer. Relier. Résister. Et refuser de construire un monde plus juste en laissant mourir ceux qu’on voudrait effacer.