Pourquoi un carnet de bord ?
Tenir un carnet de bord, c’est accepter de ralentir dans un monde qui va vite.
C’est faire une pause au milieu du mouvement, se retourner un instant pour comprendre d’où l’on vient, et ce que chaque pas a changé en nous.
Pour une association, ce n’est pas un exercice de style.
C’est un acte de lucidité — une manière de garder le lien entre l’intuition du départ et la réalité du terrain, entre ce qu’on voulait faire et ce qu’on a réellement pu construire.
Chaque projet, chaque rencontre, chaque erreur même, raconte quelque chose de notre manière d’agir.
Et si on ne prend jamais le temps de relire ce récit, on finit par perdre le sens de ce qu’on fait.
Ce texte n’est pas un bilan administratif ni un “post de transition”.
C’est une trace.
Une trace vivante, imparfaite, mais sincère.
Une tentative pour mettre des mots sur ce que cette étape nous a appris — sur ce que signifie agir localement dans le réel.
Parce que grandir, c’est aussi ça :
se donner la possibilité de relire le chemin parcouru sans nostalgie ni colère,
mais avec reconnaissance et lucidité.
À Istres, l’expérience du réel
Nous avons grandi à Istres.
C’est là que nous avons fait nos premières cuisines solidaires, nos premiers débats, nos premières réunions improvisées autour d’une table en plastique.
C’est là qu’Enfants Forts est devenu plus qu’une idée : un collectif, un rythme, une façon d’être au monde.
Nous y avons appris à faire association dans le concret — avec les moyens du bord, les intuitions, les enthousiasmes et les contradictions qui font la vie d’un projet.
Mais grandir, c’est aussi se confronter : à soi, aux autres, et au réel.
Ces dernières années, les désaccords se sont faits plus visibles.
Des échanges parfois vifs, des incompréhensions sur ce que veut dire faire ensemble, sur la place de la société civile, sur la manière de coopérer avec les institutions.
Rien d’exceptionnel — simplement la preuve qu’à un moment, nos logiques horizontales, participatives et expérimentales ne s’accordaient plus avec un cadre plus vertical, plus prudent.
Nous avons tenté de dialoguer, d’expliquer, de trouver des points de convergence.
Mais quand le dialogue se transforme en justification permanente, quand il faut s’excuser d’exister autrement, il devient difficile de continuer à construire.
Et c’est souvent là que le terrain parle plus fort que les discours.
Il faut savoir écouter ce que le réel murmure :
“Ce n’est plus le bon écosystème.”
Partir d’un territoire, ce n’est pas renier ce qu’on y a fait.
C’est reconnaître que certaines alliances ne sont plus fertiles,
et qu’il faut parfois déplacer le cadre pour préserver l’élan.
Nous quittons Istres sans amertume.
Mais avec la conviction renforcée que faire association, c’est aussi apprendre à dire non — quand ce non permet de continuer à avancer.
Le courage de suivre son instinct
Dans la vie d’un projet, il y a des moments où tout devient clair sans qu’on sache vraiment pourquoi.
Un échange, une rencontre, une sensation de fluidité qui fait dire : c’est ici que ça doit se passer.
Et à l’inverse, d’autres moments où, malgré les efforts, les choses résistent.
On peut s’acharner, forcer, argumenter, prouver qu’on a raison.
Mais au fond, le terrain ne ment jamais : il montre quand une dynamique est vivante, et quand elle s’éteint.
Alors il faut apprendre à écouter ces signes-là.
Changer de territoire n’a jamais été une fuite.
C’est un choix d’alignement.
Celui de rester fidèle à ce qu’on est, à notre manière de travailler, à notre façon de créer du lien sans calcul ni posture.
Les projets associatifs ne sont pas des lignes droites : ils se déplacent, s’ajustent, respirent.
Et parfois, avancer, c’est simplement accepter que l’énergie doit circuler autrement.
Nous avons choisi de partir non pas parce que c’était difficile,
mais parce que nous avons senti qu’ailleurs, ce serait plus juste.
Et quand les choses se font naturellement, avec respect, intelligence et envie commune,
il faut savoir reconnaître cette évidence — et foncer.
L'importance des structures publiques
Quand on agit localement, on comprend très vite une chose :
on ne construit rien de durable sans un écosystème qui s’y prête.
Les habitants, les associations, les institutions : tout est lié.
Une cuisine solidaire n’existe pas sans un local, un compost collectif ne vit pas sans soutien logistique, un projet citoyen ne grandit pas sans relais publics.
Les structures municipales et les politiques locales jouent un rôle déterminant dans cet équilibre.
Elles peuvent amplifier une énergie, lui donner des moyens, du cadre et de la légitimité.
Mais elles peuvent aussi, parfois malgré elles, l’étouffer sous la lourdeur des procédures ou la méfiance du contrôle.
Nous ne croyons pas à l’opposition entre “associatif libre” et “institution rigide”.
Ce que nous avons compris à Istres, c’est que tout dépend de la qualité de la relation :
de la capacité à se parler franchement, à reconnaître ce que chacun apporte, et à co-construire sans peur de perdre le pouvoir.
Une collectivité qui fait confiance, c’est une collectivité qui permet à la société civile de respirer.
Et une association qui comprend les enjeux publics, c’est une association qui agit avec plus de sens, plus de responsabilité.
Nous savons aujourd’hui que l’action locale réussit là où la coopération est claire, fluide et sincère.
Là où les acteurs publics et les acteurs citoyens se regardent comme des alliés, et non comme des interlocuteurs ponctuels.
C’est dans cet espace-là — entre institutions et terrain — que nous voulons continuer à œuvrer.
Un espace exigeant, parfois fragile, mais où se joue l’essentiel : la capacité à faire société ensemble.
Miramas, une respiration
Miramas s’est imposée comme une évidence.
Pas un “plan B”, ni une fuite vers un ailleurs plus simple —
mais un territoire où les choses circulent avec plus de justesse.
Dès les premiers échanges, nous avons ressenti cette différence subtile mais essentielle :
ici, on nous écoute avant de nous évaluer.
On nous demande ce qu’on souhaite construire, pas d’abord dans quelle case nous rentrons.
Ce climat change tout.
Il permet de travailler avec sérénité, confiance et intelligence, sans avoir à se justifier de vouloir bien faire.
Cette fluidité, ce respect, cette curiosité mutuelle — c’est tout ce que nous cherchions depuis le début.
Parce qu’au fond, faire association, c’est ça :
trouver un écosystème où la coopération se pratique, pas où elle se décrète.
Miramas ne nous a pas accueillis comme une structure “en plus”,
mais comme un acteur à part entière de la vie locale.
Et c’est dans ce regard-là que tout commence à nouveau :
celui qui reconnaît que le faire-ensemble n’a pas besoin d’être expliqué quand il est sincère.
Ici, nous avons retrouvé ce souffle collectif qui donne envie d’aller plus loin.
L’impression simple — mais précieuse — que tout ce qu’on fait peut grandir sans se trahir.
Garder le cap
Changer de territoire, ce n’est pas changer d’identité.
C’est ajuster la voile, pas la direction.
Nous n’avons jamais pensé notre ancrage comme une propriété géographique.
Pour nous, l’ancrage, c’est avant tout une manière d’être au monde :
être présent, écouter, comprendre les dynamiques locales, et agir à partir de là.
Enfants Forts reste fidèle à ce qu’il a toujours été :
une fabrique de liens,
une école de la citoyenneté,
un laboratoire d’expérimentations sociales et humaines.
Mais ce déplacement nous a appris une chose essentielle :
l’énergie, l’engagement, les idées — tout cela ne suffit pas sans le bon terrain d’expression.
Il faut un écosystème qui permette à l’action d’être féconde,
où la confiance n’est pas un mot d’intention, mais une pratique quotidienne.
Nous savons désormais que la fidélité à une idée — celle de faire société autrement —
compte davantage que la fidélité à un lieu.
Et qu’une association n’a pas à “tenir” coûte que coûte :
elle doit pouvoir se déplacer, se régénérer, trouver là où sa contribution prend sens.
Notre cap reste le même :
créer du lien, transmettre des savoir-faire, provoquer des rencontres,
et montrer, par la preuve, que le collectif reste la meilleure façon de réparer le monde.
Et maintenant ?
Quitter un territoire n’est jamais simple.
C’est accepter de refermer une page, sans effacer ce qui y a été écrit.
C’est reconnaître que l’on ne grandit pas seulement grâce à ce qui réussit,
mais aussi à travers ce qui résiste.
À Istres, nous avons appris à agir dans le concret, à expérimenter, à nous confronter.
À Miramas, nous apprenons à consolider, à transmettre, à faire mûrir ce que nous avons semé.
C’est la continuité d’une même histoire, mais racontée autrement.
Nous avançons avec humilité,
en sachant que les territoires changent,
que les équilibres se déplacent,
et que l’essentiel reste : la capacité à faire société ensemble, ici et maintenant.
Ce nouveau chapitre n’est pas une parenthèse : c’est une respiration nécessaire.
Un espace pour repenser nos alliances, renforcer nos liens, et affirmer nos valeurs.
Parce qu’au fond, ce qui compte,
ce n’est pas où l’on agit,
mais avec qui,
et comment.
Changer d’adresse, ce n’est pas changer de cap.
C’est simplement trouver le bon vent pour continuer à avancer.