Devenir meilleur ou devenir

ensemble ?

De la quête de sens à la quête de soi

Nous vivons dans un monde où tout semble devoir s’optimiser : son sommeil, son alimentation, sa productivité, son mental, son rapport aux autres, son rapport à soi. Chaque domaine de la vie est devenu un terrain d’entraînement pour “faire mieux” — plus vite, plus fort, plus conscient, plus aligné.

Le culte du dépassement de soi s’est imposé comme une évidence culturelle, une morale moderne. Il ne s’agit plus seulement de réussir, mais de se perfectionner : devenir un être accompli, lucide, cohérent, capable de se maîtriser et de se transformer.

Ce discours, né dans le monde du sport et du management, a peu à peu conquis tous les champs de l’existence. On ne court plus seulement pour entretenir son corps, mais pour “se prouver qu’on en est capable”. On ne médite plus seulement pour apaiser son esprit, mais pour “mieux performer émotionnellement”.

Même les gestes solidaires, les engagements citoyens, les causes collectives sont désormais traversés par cette injonction à l’accomplissement individuel. S’engager est devenu une expérience personnelle, une étape dans un parcours d’évolution. Les retraites spirituelles, ,les marathons solidaires reprennent les codes du développement personnel : défis, bilans, témoignages inspirants, quête de dépassement.

La promesse est séduisante : changer le monde tout en se révélant soi-même. Et c’est sans doute là que le paradoxe se loge. Rien de condamnable à vouloir grandir — mais à force de transformer chaque expérience en progression mesurable, on déplace le sens de l’engagement. Ce n’est plus tant un geste vers l’autre qu’un miroir tendu vers soi. Le collectif devient un décor d’accomplissement personnel, là où il était autrefois un espace de transformation partagée.

Quand l’individualisme devient une norme sociale

Nous ne vivons pas dans une société sans collectif. Au contraire : jamais les injonctions à la coopération, à l’écoute, à l’empathie ou au “vivre ensemble” n’ont été aussi nombreuses. Mais derrière ce vocabulaire bienveillant, une transformation plus subtile s’opère : le collectif est devenu une somme d’individualités, un espace où chacun doit exister par lui-même — y compris lorsqu’il agit pour les autres.Le modèle dominant ne nie pas la solidarité : il la réinterprète selon sa propre logique, celle du projet personnel.

Derrière l’idée de “s’engager”, on retrouve souvent la même trame : trouver sa voie, donner du sens à sa vie, exprimer son authenticité, cultiver son équilibre intérieur. Autant de démarches légitimes, mais qui traduisent une évolution profonde : le sens du “nous” s’est déplacé vers le “je parmi les autres” , plutôt que le “je pour les autres”.

Depuis quarante ans, le néolibéralisme a imprégné notre manière de penser le monde. Il nous apprend à être autonomes, performants, responsables de tout — y compris de notre propre bonheur. Il valorise la liberté individuelle, mais oublie de dire que cette liberté s’exerce souvent dans des structures sociales inégalitaires et fragilisées. Résultat : l’individu doit tout porter. Ses réussites, mais aussi ses échecs. Son engagement devient une preuve de sa valeur morale, presque une compétence.

Dans cette logique, même les causes collectives se racontent à la première personne. On “participe à une action” pour se reconnecter, on “fait du bénévolat” pour se sentir utile, on “agit pour la planète” pour donner du sens à sa vie. Le rapport à l’engagement devient alors une quête existentielle, non plus un acte politique.

Et les réseaux sociaux amplifient cette dynamique : ils transforment chaque geste en récit, chaque engagement en image. L’important n’est plus seulement ce que l’on fait, mais la manière dont on se montre en train de le faire. L’engagement devient un capital symbolique, un signe de conscience — parfois une forme de distinction.

Ce n’est pas une critique des individus, mais du système culturel dans lequel ils évoluent. Dans un monde qui valorise la visibilité, la mesure et la réussite, il devient difficile de concevoir le collectif autrement que comme une addition de trajectoires individuelles. Le “nous” n’a pas disparu : il s’est privatisé. Et l’enjeu, peut-être, c’est d’apprendre à le reconstruire sans s’y dissoudre — à penser la solidarité comme une expérience partagée, et non comme une performance individuelle à habiller de bienveillance.

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Les ambiguïtés du collectif

Face à l’individualisme ambiant, on pourrait être tenté de glorifier le collectif comme l’antidote parfait. Mais ce serait se raconter une belle histoire. Car le collectif, s’il libère, ne nous délivre pas de nous-mêmes. Il n’abolit pas l’ego, il le met en tension. Entrer dans un collectif, c’est accepter d’être bousculé, observé, parfois remis en question. C’est affronter les désaccords, les dynamiques de pouvoir, les frustrations, les egos blessés, les envies de reconnaissance. Ce n’est pas un espace pur — c’est un espace de frottement où nos identités s’entrechoquent.

Et c’est justement là qu’il devient intéressant.

Car le collectif ne nous demande pas de disparaître, mais de composer. D’apprendre à exister avec, à renoncer parfois à l’idée de maîtriser. C’est une école de la nuance et du réel. Une manière d’expérimenter la complexité, là où l’individualisme promet la clarté : un seul objectif, un seul parcours, un seul “moi” à perfectionner.

Dans un collectif, on découvre que le lien ne va pas de soi. Qu’il faut du temps pour se comprendre, pour coopérer sans se confondre, pour accepter la lenteur, la divergence, la vulnérabilité.

On y apprend que la force du groupe ne réside pas dans l’uniformité, mais dans la capacité à tenir ensemble malgré les écarts. Et paradoxalement, ce qui rend le collectif si exigeant, c’est aussi ce qui en fait la richesse. Car il ne s’agit pas d’un espace fusionnel, mais d’un espace relationnel : un lieu où l’on s’exerce à être soi sans dominer, à s’affirmer sans effacer, à écouter sans disparaître. Un lieu où l’on apprend à voir l’autre non pas comme un obstacle à son épanouissement, mais comme une condition de sa transformation.

L’erreur serait de croire que le collectif nous rend vertueux par nature. Il nous rend plutôt conscients — conscients de nos réflexes, de nos résistances, de nos contradictions. Et c’est peut-être là sa fonction politique la plus profonde : faire de l’engagement non pas une quête d’exemplarité, mais un exercice de lucidité partagée.

Chez Enfants Forts, nous l’expérimentons au quotidien. Nos projets ne sont pas parfaits. Nos débats sont parfois vifs. Nos désaccords existent. Mais c’est précisément dans ces moments de friction que quelque chose se construit — un savoir collectif, une confiance lente, une force qui ne vient pas d’un seul, mais de l’ensemble.

Retrouver le sens de l’agir ensemble

Dans une époque obsédée par l’efficacité, la productivité et la visibilité, l’agir collectif paraît souvent démodé.. Il est lent, brouillon, parfois frustrant. Il ne produit pas de résultats immédiats ni de métriques flatteuses.

Mais c’est justement là, dans cette lenteur et cette imperfection, que réside sa valeur. Car agir ensemble, ce n’est pas additionner des forces : c’est accepter de se laisser transformer par le fait d’être relié.

C’est reconnaître que l’intelligence, l’énergie, la créativité n’appartiennent à personne, mais émergent des interactions. C’est un apprentissage patient de la cohabitation, du compromis, de la co-construction. Un art de l’écoute et de la mise en commun dans un monde qui valorise le “faire seul, plus vite, mieux que les autres”

.Agir ensemble, c’est aussi renoncer à l’illusion du contrôle. Dans le collectif, tout ne dépend plus de soi. Les décisions se négocient, les visions se confrontent, les avancées se partagent. Cela demande d’apprivoiser la frustration, de supporter la lenteur, d’accepter que le chemin importe autant que le résultat.

Et cela heurte directement la logique néolibérale qui nous pousse à croire que chaque instant, chaque action, doit produire une valeur tangible et immédiate.

Mais si le collectif prend son temps, c’est parce qu’il fabrique autre chose :

  • de la confiance,
  • du liant,
  • du sentiment d’appartenance,
  • et parfois, une compréhension nouvelle du monde.

Dans l’action collective, la réussite n’est plus un sommet atteint, mais un équilibre trouvé entre nos différences. C’est une réussite relationnelle, invisible, fragile — mais fondatrice. Nous avons besoin de réapprendre cela : que l’action la plus puissante n’est pas celle qui impressionne, mais celle qui relie.

Que la transformation n’est pas qu’une affaire d’impact, mais aussi de liens tissés, de conversations qui changent les manières de voir, de gestes modestes répétés dans la durée.

Chez Enfants Forts, nous croyons que c’est dans ces gestes-là que se rejoue la citoyenneté : pas dans la performance ni dans le spectaculaire, mais dans la capacité à coopérer, à construire du commun, à créer du sens ensemble.

Agir collectivement, c’est donc accepter que le progrès soit une œuvre lente, poreuse, imparfaite — mais profondément humaine. C’est redonner à la solidarité son essence première : non pas un devoir, mais un lien vivant entre des êtres en chemin.

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Chez Enfants Forts, on pourrait être tenté de croire que nous sommes “du bon côté”. Celui du collectif, de la coopération, de la bienveillance. Mais la vérité, c’est que nous aussi, nous sommes traversés par les tensions de notre époque.

Nous aussi, nous cherchons à exister, à être efficaces, à prouver que ce que nous faisons a de l’impact. Nous aussi, parfois, nous voulons que nos projets “fonctionnent” , que nos idées soient

“reconnues”.

Et c’est normal. Nous faisons partie de cette société qui valorise la réussite, la visibilité, le résultat. La différence, peut-être, c’est que nous essayons d’en avoir conscience. D’observer nos propres mécanismes, nos contradictions, nos élans d’ego et nos désirs sincères. De nous rappeler que l’engagement n’est pas une identité, mais un processus : une manière de se tenir dans le monde, d’apprendre des autres, de se laisser déplacer.

Nos projets — Cuisine Solidaire, Entre Elles, 13 Mobilisés, Un Quartier Un Compost — ne sont pas des vitrines de perfection. Ils sont faits d’essais, de doutes, d’imprévus. De débats internes, d’équilibres fragiles, de moments où l’on se demande pourquoi on fait tout ça.

Mais c’est précisément là que réside notre force : dans cette capacité à continuer, malgré les failles, à faire avec, à se remettre en question collectivement. Car au fond, être “enfants forts”, ce n’est pas être infaillible. C’est accepter que la force ne se mesure pas à la solidité, mais à la capacité de mouvement.

C’est reconnaître que l’on construit sur du vivant, que l’on avance en se trompant, que l’on grandit à travers les autres. Nos chantiers sont d’abord humains : ce sont des espaces où l’on apprend à écouter, à ralentir, à faire confiance.

Des lieux où l’on peut être engagé sans être parfait, déterminé sans être héroïque. Des lieux où le “faire ensemble” n’est pas un slogan, mais une pratique — parfois exigeante, souvent joyeuse, toujours imparfaite.

Alors non, nous ne détenons pas la bonne manière de s’engager. Nous essayons simplement d’explorer une autre manière d’être au monde, à contre-courant de la logique du “toujours plus” : celle du lien, du soin, du temps, du doute, de la construction patiente. Parce qu’au bout du compte, la question n’est peut-être pas :Comment se dépasser ? mais plutôt : Comment se relier ?

Et c’est dans cette réponse collective, fragile, mouvante, que réside — peut-être — la forme d’engagement la plus forte.

Conclusion – Le collectif comme lucidité et puissance d’agir

S’unir ne suffit pas : encore faut-il savoir pourquoi, et contre quoi. Le collectif n’est pas seulement un refuge face à la solitude moderne. C’est un outil de lucidité. Un espace où les expériences singulières se frottent, s’éclairent, se politisent.Car c’est dans la confrontation des vécus, dans la parole partagée, que les injustices cessent d’être des fatalités individuelles pour devenir des faits sociaux.

Seul, on ressent. Ensemble, on comprend.

Et c’est cette bascule — de l’émotion vers la compréhension — qui donne au collectif sa force transformatrice. Il ne sert pas seulement à se soutenir, mais à penser.

À mettre des mots sur ce qui dérange, à relier les symptômes à leurs causes, à tracer des lignes de résistance là où tout semble éclaté.

Le collectif, quand il fonctionne vraiment, produit une théorie du réel : il désigne du doigt ce qui ne va pas, il nomme les mécanismes, il déplace les regards.

Il redonne une épaisseur politique à ce qui semblait n’être que des fragilités personnelles. Mais penser ne suffit pas non plus. Il faut s’organiser, s’armer d’outils, de stratégies, de constance.

Car les combats d’aujourd’hui — écologiques, sociaux, démocratiques — ne se gagneront ni à coups de slogans, ni à coups d’émotions, mais grâce à des collectifs conscients, structurés, capables d’agir dans la durée.

Alors oui, l’engagement commence souvent par un élan personnel. Mais il trouve sa véritable puissance dans la rencontre : celle qui nous apprend à nommer ce que nous vivons, à relier nos colères, à bâtir des alliances.

C’est là, dans ce mouvement patient et exigeant, que le collectif cesse d’être un simple “être ensemble” pour devenir un agir commun. Et peut-être que c’est cela, aujourd’hui, la forme d’engagement la plus radicale : refuser de se dépasser seul, pour apprendre à comprendre et transformer ensemble.