On entend souvent la même formule : « En France, les gens profitent des aides. »
Elle circule d’un plateau télé à un repas de famille, comme une évidence que plus personne ne questionne. C’est un raccourci confortable : il simplifie le réel, évite de regarder les trajectoires de vie, et permet de désigner des coupables sans comprendre les causes. ,Pourtant, sur le terrain, l’image s’effondre.
Quand on cuisine pour des familles qui n’ont plus les moyens d’acheter de quoi passer la semaine, quand on tend un repas à une personne âgée qui n’a parlé à personne depuis trois jours, quand un jeune sorti de l’ASE raconte qu’il dort chaque nuit dans un endroit différent pour éviter la rue, quand une mère nous explique qu’elle saute des repas pour nourrir ses enfants, alors la question n’est plus : « Qui profite ? » mais : « Comment en est-on arrivé là ? »
La précarité n’a rien d’un choix. Elle s’installe après une séparation, une maladie, un licenciement, une augmentation de loyer, une accumulation de dettes, une absence de réseau, un dossier refusé pour un détail administratif. Elle apparaît d’un coup ou à bas bruit, mais toujours comme une rupture : elle déstabilise, isole, fatigue, fragilise.
Ce que certains appellent « assistanat » n’est que la conséquence d’une vie devenue trop lourde à porter seule. Et ce que l’on présente comme des comportements profiteurs recouvre en réalité une mosaïque de fragilités, de renoncements, de blessures, d’histoires qu’on ne voit jamais à la télévision. Sur le terrain, l’idée même de « profiteur » disparaît.
Il reste des existences cabossées, des résistances quotidiennes, et une société qui, trop souvent, juge avant de comprendre.
I. La précarité réelle, celle qu’on voit, qu’on entend, qu’on touche
La précarité n’est pas une abstraction, ni un concept que l’on manipule dans les débats politiques. C’est un quotidien tangible, fait de calculs au centime près, de nuits trop courtes, de démarches qui s’empilent, d’inquiétudes qui rongent. C’est un état où l’on perd non seulement de l’argent, mais de l’énergie, du lien social, et parfois la capacité d’imaginer l’avenir.
Sur le terrain, on ne rencontre pas des catégories administratives. On rencontre des situations humaines qui témoignent toutes d’une même réalité : personne ne tombe dans la précarité par confort.
Il y a ces mères isolées qui cumulent les rôles et les responsabilités, courent entre l’école et le travail, et finissent chaque mois en espérant que rien ne viendra dérégler un équilibre déjà fragile.
Il y a ces travailleurs usés, dont le corps lâche après des années de métiers éprouvants. Pas assez malades pour obtenir une reconnaissance administrative, mais trop atteints pour tenir un rythme normal. Ce sont des vies suspendues entre souffrance et obligations.
Il y a ces jeunes sortis de l’aide sociale à l’enfance, à qui l’on demande d’être autonomes le jour de leur majorité, sans famille, sans ressources, sans filet. Leur précarité commence souvent là où celle des autres finit : dans l’absence totale de soutien.
Il y a ces personnes en burn-out, qui ont tenu trop longtemps, jusqu’à l’explosion intérieure. Leur chute est brutale : d’une vie active à la dépendance au RSA, sans transition, dans un système qui comprend mal la violence de l’épuisement psychique.
Il y a les solitaires, ceux que la société ne voit plus. Leur seul échange de la semaine, parfois, se produit au moment où on leur tend un café ou un repas. L’isolement n’est pas un détail : c’est un accélérateur de précarité.
Il y a les personnes aux prises avec des addictions, qui ne cherchent pas l’ivresse mais l’apaisement. Derrière ces consommations se cachent des traumatismes, des parcours qui ont manqué de soutien, de soins, de reconnaissance.
À travers toutes ces situations, une constante apparaît : la précarité n’est ni un comportement, ni une stratégie. C’est une succession de ruptures. Un événement, puis un autre, puis un troisième — séparation, dette, maladie, perte d’emploi, loyers trop élevés, accumulation administrative — et la personne glisse vers un endroit qu’elle n’aurait jamais imaginé.
Et dans nos cuisines solidaires, on voit bien que la frontière entre “eux” et “nous” n’existe pas.
La précarité n’a pas de profil unique : elle suit les failles d’une société qui laisse trop de monde sans appui.
Elle n’est pas un choix. Elle est la manifestation la plus visible de ce qui ne fonctionne plus autour de nous.
II. Le mythe du “profiteur” : de quoi parle-t-on vraiment ?
On parle beaucoup de “profiteurs”, mais rarement des faits.
Dès qu’un cas isolé circule sur les réseaux, il devient la preuve que tout un système serait détourné. Pourtant, lorsqu’on regarde les données, le récit s’écroule.
1. Les exceptions font la Une, pas la réalité
La fraude aux prestations sociales représente 0,39 % des aides versées.
En valeur : 308 millions d’euros détectés en 2022 (Cour des comptes).
À côté, la fraude et le travail dissimulé des employeurs coûtent 7 à 9 milliards d’euros, et la fraude fiscale entre 80 et 100 milliards. Autrement dit, on construit un imaginaire collectif sur une part infinitésimale du système, tout en passant sous silence les véritables pertes.
Ce décalage n’est pas accidentel.
Pointer vers le bas évite de questionner les mécanismes que produisent les inégalités, et détourne le regard de ceux qui bénéficient réellement des failles du système fiscal.
2. Même les “profiteurs” supposés ne vivent pas mieux : ils tiennent à peine
La figure du “profiteur” repose sur l’idée qu’une minorité vivrait très bien grâce aux aides.
Mais la réalité est tout autre.
Les ménages bénéficiaires touchent en moyenne 527 euros par mois, et la grande majorité des individus se situent entre 120 et 240 euros (DREES, 2023).
On est loin d’un revenu de confort. Ce sont des montants qui permettent de boucler un budget, pas de vivre largement.
Ceux qui parviennent à additionner plusieurs dispositifs pour atteindre un montant plus élevé ne gagnent pas en qualité de vie : ils s’accrochent à des aides conçues pour éviter la chute complète.
C’est une existence sous tension permanente, pas une stratégie d’ascension.
3. Pourquoi ce discours fonctionne-t-il si bien ?
Parce qu’il active une peur simple : celle d’être “dupé” par plus fragile que soi.
Cette peur alimente un récit où tout euro versé à quelqu’un dans la difficulté deviendrait suspect.
Elle a surtout une fonction politique :
- elle divise les classes populaires,
- elle détourne la colère des injustices structurelles,
- elle renforce l’idée que la solidarité doit être conditionnelle, surveillée, punitive.
Pendant qu’on s’indigne pour quelques centaines d’euros, on oublie qu’on vit dans un pays où la majorité des minima sociaux représentent 28 milliards d’euros, quand l’évitement fiscal en représente plus de 120 milliards.
Le contraste est saisissant :
on scrute au microscope les plus précaires, pendant que les plus favorisés bénéficient de milliards sans jamais être désignés comme “assistés”.
4. Si quelques personnes contournent le système, c’est rarement pour “gagner”, mais pour éviter le naufrage
Dans les rares cas où une personne “optimise” les aides, ce n’est pas par opportunisme, mais par nécessité.
On ne passe pas des heures à remplir des dossiers, à prouver sa situation, à naviguer dans la bureaucratie pour le plaisir : on le fait parce qu’on n’a pas d’autre filet.
Même dans ces situations, le “gain” supposé ne mène nulle part : il ne construit ni sécurité, ni avenir, ni dignité. Il permet simplement de ne pas tomber plus bas.Ce n’est pas une réussite.
C’est un symptôme.
III. Qui profite vraiment ?
Lorsque l’on dézoome, une évidence apparaît : ceux que l’on accuse ne sont pas ceux qui bénéficient le plus du système. Le discours sur le “profiteur” se concentre en bas de la pyramide sociale, alors que les avantages les plus massifs se trouvent au sommet — souvent sous des formes légales, discrètes et peu discutées.
1. L’héritage : la première source d’inégalités
La moitié du patrimoine français est héritée.
À ce niveau, il ne s’agit plus d’aider quelqu’un à survivre : c’est transmettre un capital qui garantit une vie confortable, sans rapport avec l’effort ou le mérite.
Les travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon montrent à quel point ces transmissions façonnent l’accès au logement, aux études, aux réseaux et à la stabilité économique.
Pourtant, l’héritier multimillionnaire n’est jamais qualifié de « profiteur », alors qu’il bénéficie d’un avantage initial auquel aucun allocataire n’aura jamais accès.
2. Les montages fiscaux : l’assistanat invisible des plus riches
La fraude fiscale représente entre 80 et 100 milliards d’euros par an, et l’optimisation légale environ 120 milliards supplémentaires (Zucman, 2020).
C’est ici que se trouve la véritable hémorragie.
Pendant que l’on suspecte les plus fragiles pour quelques centaines d’euros,
les plus fortunés disposent de mécanismes sophistiqués pour réduire leur contribution :
- sociétés écrans,
- expatriations fiscales,
- holdings familiales,
- flux financiers intra-groupes,
- “optimisation” sur mesure.
Rien de clandestin : tout est parfaitement documenté, parfaitement légal, et parfaitement rentable.
3. Les subventions publiques aux grandes entreprises : un assistanat de masse
Chaque année, l’État verse des milliards aux entreprises :
exonérations, crédits d’impôt, allègements, aides à l’embauche, dispositifs sectoriels.
Certains groupes bénéficient de ces aides tout en fermant des sites, en délocalisant ou en distribuant des dividendes conséquents.
Cet “assistanat” n’est pas présenté comme tel.
On le justifie par la compétitivité, l’emploi, la croissance.
Pourtant, aucune mère isolée ni personne au RSA ne reçoit des milliards sans obligation de résultat.
4. Des règles écrites par ceux qui en tirent profit
Les dispositifs fiscaux les plus favorables ne tombent pas du ciel.
Ils sont le produit de décennies de lobbying et de négociations.
Nicolas Framont rappelle que les classes populaires sont “contrôlées”, tandis que les classes dominantes sont “conseillées”.
Cela produit un système où :
- les plus modestes sont vérifiés,
- les classes moyennes sont taxées,
- les plus riches sont accompagnés.
Le résultat est simple :
le système fonctionne mieux pour ceux qui ont déjà beaucoup.
5. Pendant ce temps, qui reste sous la lumière ?
L’attention publique se fixe sur les fraudes minimes des personnes en difficulté, alors que plusieurs centaines de milliards circulent en toute discrétion dans les étages supérieurs du capital.
On montre du doigt ceux qui touchent 527 € d’aides en moyenne (DREES 2023) pendant qu’on protège ceux qui tirent profit d’un ensemble de dispositifs pensé pour leur permettre de conserver et d’accroître leurs richesses.La disproportion est telle qu’elle finit par brouiller la perception de la justice sociale.
Le débat se concentre sur celles et ceux qui tentent d’éviter une chute, et ignore ceux qui, grâce aux règles du jeu, ne peuvent jamais tomber.
IV. Survivre n’est pas vivre : ce que les cuisines solidaires révèlent vraiment
Les maraudes montrent une réalité que les statistiques ne captent qu’imparfaitement : une partie de la population ne vit plus, elle s’accroche. Ce que l’on appelle “précarité” regroupe en vérité des existences qui fonctionnent à flux tendu, où tout repose sur une capacité de résistance qui finit par s’éroder.
1. La survie quotidienne : un rythme qui abîme
Dans nos distributions, on ne voit pas des gens “qui profitent”, mais des personnes prises dans une mécanique qui use.
Pour beaucoup, chaque journée se ressemble :
- trouver de quoi remplir le frigo,
- improviser face à des factures imprévues,
- négocier avec une administration qui demande des preuves toujours plus nombreuses,
- maintenir une stabilité physique et mentale quand tout pousse à la chute.
Cette répétition du manque crée une forme d’épuisement profond.
Ce n’est pas seulement une question d’argent, mais d’énergie, de capacité à se projeter, de dignité.
2. L’érosion des projets : quand l’avenir disparaît du champ de vision
Ceux que nous rencontrons n’ont pas renoncé à rêver : ils n’en ont plus la possibilité.
L’esprit se concentre d’abord sur la survie, ensuite sur la semaine prochaine, rarement au-delà.
Comment imaginer un futur lorsque le présent est déjà trop lourd ?
Comme le souligne l’anthropologue Didier Fassin, la précarité réduit le champ du possible.
Ce n’est pas un état passif, c’est une contrainte permanente qui empêche de penser à long terme.
Cette incapacité à se projeter n’est pas un défaut personnel : c’est un symptôme social.
3. La solitude : la dimension silencieuse de la pauvreté
L’isolement est l’un des aspects les plus marquants.
Une conversation de cinq minutes autour d’un repas devient parfois le seul échange véritable de la semaine pour certaines personnes.
La pauvreté n’est pas seulement matérielle : elle est relationnelle.
Elle coupe du monde, fragilise l’estime de soi et réduit l’accès à la solidarité spontanée.
Or, sans réseau, les difficultés se multiplient : un imprévu coûte plus cher, une absence de soutien devient un risque supplémentaire, une démarche se complique.
La précarité amplifie la solitude, et la solitude renforce la précarité.
C’est un cercle qui se referme.
4. Des vies sous tension : des trajectoires lourdes, pas des choix de confort
La plupart des personnes rencontrées ont connu plusieurs ruptures successives :
divorces, maladies, violences, accidents professionnels, dettes, burn-out, départ précoce du foyer familial.
L’accumulation finit par déplacer toute une existence vers une zone de fragilité extrême.
La précarité n’est jamais un “choix” :
elle est l’aboutissement d’événements qui dépassent largement la volonté individuelle.
Aucun parcours ne ressemble à un calcul stratégique.
Tout renvoie à des situations qui ont manqué de soutien, de protection ou d’accompagnement au bon moment.
5. Une société d’écarts : la vraie fracture n’est pas celle qu’on désigne
Le contraste est saisissant :
on demande à ceux qui peinent à se maintenir en équilibre d’être exemplaires, autonomes, prévoyants, rationnels…
alors même que leur situation économique et psychologique ne le permet plus.
Ce que révèlent les maraudes, c’est une société où l’on exige des plus vulnérables ce que l’on n’exige de personne d’autre.
On les place sous surveillance, on interprète leur moindre aide comme un abus potentiel, on les culpabilise pour des situations qu’ils n’ont pas choisies.Dans ce cadre, l’idée qu’il existerait des “assistés” profite d’abord d’une méconnaissance du réel.
Ce que nous observons, ce sont surtout des gens qui tiennent, parfois contre toute logique, parfois contre leurs propres forces.
V. Solidaires, pas suspects
Les discours qui désignent les personnes précaires comme des “assistés” ont une chose en commun : ils parlent sans jamais regarder. Ils s’appuient sur quelques cas isolés, rarement sur la réalité quotidienne de celles et ceux qui viennent chercher un repas, une écoute, ou simplement un répit.
À la lumière de ce que nous voyons sur le terrain, l’opposition entre “ceux qui travaillent” et “ceux qui profitent” n’a aucun sens.
La fracture ne se situe pas là.
Elle se trouve dans l’écart immense entre ceux qui disposent d’un filet solide — patrimoine, réseau, santé, stabilité — et ceux qui vivent sans aucune marge.
1. La solidarité n’est pas une faiblesse, c’est un pilier
Dans une société inégalitaire, la solidarité ne relève ni de la morale ni de la générosité :
elle est un mécanisme indispensable pour maintenir l’équilibre collectif.
Elle permet de limiter les ruptures, d’éviter les basculements, de restaurer des trajectoires.
Elle ne dispense pas d’effort : elle le rend possible.
Faire peser la responsabilité sur les plus précaires ne résout rien.
Ceux qui sollicitent des aides cherchent à reprendre pied, pas à contourner une règle.
Les punir pour survivre revient à s’attaquer aux symptômes plutôt qu’aux causes.
2. Replacer la responsabilité là où elle doit être
La société française n’est pas menacée par les minima sociaux — qui représentent 3,5 % de la protection sociale — mais par les écarts de richesse, les impasses du logement, la précarisation du travail, et l’érosion des services publics.
Les véritables gisements d’injustice se trouvent dans l’héritage, l’évasion fiscale, l’optimisation, la spéculation immobilière.
Ceux qui bénéficient le plus du système ne sont jamais ceux que l’on montre du doigt.
3. Sortir de la suspicion permanente
Les politiques publiques se sont construites ces dernières années autour du contrôle, comme si la difficulté sociale était un délit et l’aide une récompense à mériter.
Or, les personnes précarisées ont besoin d’être accompagnées, pas surveillées.
La méfiance fragilise, l’appui répare.
Dans nos maraudes, la simple présence, le repas chaud ou la discussion font parfois plus que n’importe quel dispositif administratif.
4. Une société juste commence par un changement de regard
Il n’y aura pas de société apaisée tant que les personnes en difficulté seront perçues comme un problème à gérer plutôt qu’une part de nous-mêmes à soutenir.
Parce que la précarité n’est jamais loin : une rupture, un accident, un licenciement, une maladie peuvent faire basculer n’importe qui.
Le rôle d’une société n’est pas de créer des catégories, mais de maintenir chacun dans la dignité.
Ceux qui reçoivent des aides n’ont pas besoin d’être jugés : ils doivent pouvoir compter sur un filet social solide qui leur permette de reconstruire, de respirer et, un jour, de repartir.
5. Notre position : choisir le camp du lien
Chez Enfants Forts, nous ne cherchons pas à moraliser la pauvreté.
Nous cherchons à comprendre, à soutenir, à créer des espaces où la parole circule, où la confiance se rétablit, où la solidarité redevient une pratique quotidienne.
Ce que nous voyons chaque mois dans les cuisines et les maraudes nous confirme une chose :
la dignité est un point de départ, jamais une récompense.
Si l’on veut une société plus juste, il faudra commencer par cela : arrêter de suspecter ceux qui ont le moins, et exiger davantage de responsabilité de ceux qui ont le plus.
La solidarité n’est pas un supplément.
C’est ce qui tient une société debout.
