Ce que la peur nous fait oublier : info en boucle, fatigue démocratique et dérives autoritaires

Dans les Bouches-du-Rhône, le Rassemblement National ne gagne plus seulement des voix. Il gagne du terrain, du silence, du terrain vague.
Dans nos villes — Fos-sur-Mer, Istres, Port-Saint-Louis, Miramas — les scores du RN ne sont plus “surprenants”, ils sont devenus presque mécaniques.
Et pourtant, ce n’est pas un "territoire raciste", pas plus qu’un autre.
Ce n’est pas un département qui aurait soudain viré à l’extrême droite par idéologie.
C’est un territoire qui doute. Qui décroche. Qui se replie.

Ce qu’on observe ici, c’est moins une adhésion claire qu’une absence d’alternative lisible.
Un mélange d’épuisement, de désinformation, de colère rentrée et de résignation.
Ce n’est pas qu’on veut “ça”. C’est qu’on ne croit plus au reste.

Dans ce vide, le bruit médiatique s’engouffre.
Il comble le silence avec ses sujets en boucle : l’insécurité, l’immigration, les “dérapages”, les “wokistes”, les “assistés”, les “quartiers”, les musulmans.


Il simplifie ce qui est complexe.


Il désigne des coupables commodes.


Et surtout, il crée un climat : tendu, saturé, flou — le terrain parfait pour les idées d’extrême droite.

Alors les gens s’éloignent.
Des médias traditionnels, des associations, des partis, des institutions.
Ils se désengagent, non par confort, mais par découragement, par désensibilisation, par manque de prise.


Et dans cet espace abandonné, les discours les plus radicaux deviennent soudain les plus audibles.

Mais ce texte n’est pas un cri d’alarme de plus.
Il est un point d’appui.

Pour replacer les choses dans leur contexte, pour comprendre les rouages de cette dérive, et surtout, pour reprendre du pouvoir là où il nous en reste :

  • dans la manière dont on s’informe,
  • dans ce qu’on choisit de croire,
  • dans les liens qu’on cultive,
  • et dans les personnes qu’on décide d’écouter.

Parce que le vrai problème, ce n’est pas “les gens”.
Ce ne sont ni les immigré·es, ni les jeunes des quartiers, ni les pauvres, ni les abstentionnistes, ni les musulmans.


Le vrai problème, c’est un système qui nous pousse à nous méfier les un·es des autres, au lieu de nous méfier de lui.

L’info en boucle, ou l’art de désorienter

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Il suffit d’allumer la télé.
Pas besoin de chercher très longtemps : une agression à Bordeaux, un fait divers à Marseille, une séquence de “débat” où les voix s’élèvent sur un plateau CNews pendant qu’une image anxiogène tourne en fond.
Parfois c’est l’immigration.
Parfois c’est les “woke”.
Parfois c’est la sécurité, l’autorité, l’identité.
Mais le ressort est toujours le même : créer une ambiance.

Ce n’est pas seulement de l’information. C’est une atmosphère qu’on installe.
Une fatigue, une peur, un réflexe.
Et dans un contexte de perte de repères, ça marche.

En 2023, selon une étude de l’INA, plus de 55 % du temps d’antenne de CNews est consacré à des sujets liés à l’immigration ou à l’insécurité.
Dans le même temps, les sujets sur les inégalités sociales, la précarité énergétique ou les mouvements citoyens représentent à peine 4 % du contenu diffusé.
La ligne éditoriale n’est pas cachée : elle crée un récit, où tout ce qui dérange l’ordre établi devient un danger. Où la société se divise entre “ceux qui respectent les règles” et “ceux qui posent problème”.

Partout en France, ces chaînes sont massivement regardées.
Elles touchent des publics populaires, souvent en fracture avec les élites médiatiques, mais qui ne disposent pas toujours d’alternatives accessibles.


Quand on vit dans une ville où les services publics ferment, où les élus ne passent plus, où les associations manquent de moyens, on prend ce qu’on nous donne. Et ce qu’on nous donne, c’est une info simplifiée, répétée, souvent orientée.

Sur les réseaux sociaux, le mécanisme est le même — mais encore plus rapide.
Une vidéo de 30 secondes devient une vérité.
Un extrait de plateau devient un argument.
Un tweet devient une preuve.

Et très vite, ce n’est plus qu’un fait divers. C’est un sentiment diffus :
Quelque chose ne tourne plus rond.
Quelqu’un est responsable.
Et ce quelqu’un est “l’autre”.

Ce n’est pas nouveau. Mais c’est désormais structuré.

La stratégie n’est pas improvisée.
La concentration médiatique en France est l’une des plus élevées d’Europe.
Les groupes Bolloré, Dassault, Bouygues, Arnault contrôlent l’essentiel de la presse quotidienne, de la télévision privée et des magazines grand public.
Et ces groupes ont des intérêts : économiques, politiques, idéologiques.

CNews appartient à Bolloré.
Europe 1 aussi.
Le JDD aussi.
Et depuis peu, Le Figaro et Paris Match entrent doucement dans sa sphère.

Comme l’écrivait le sociologue Pierre Bourdieu : “Ce que les médias montrent n’est pas le réel, mais une version du réel qui sert des intérêts.”

Mais ici, dans nos territoires, le problème est plus profond encore :
Ce n’est pas seulement que les gens regardent CNews.
C’est qu’il n’y a plus assez de contre-récits.


Et dans ce vide, le bruit prend toute la place.

Décrochage et désengagement : quand on ne sait plus à quoi se raccrocher

Le bruit d’un côté. Le vide de l’autre.

C’est peut-être la combinaison la plus toxique du moment.
D’un côté, l’info en continu qui nous crie ce qu’il faut craindre.
De l’autre, de moins en moins d’endroits où poser des questions, réfléchir, comprendre.

Le résultat, on le connaît : on décroche.
On s’abstient, on zappe, on désactive les notifications des journaux, on dit “tous pourris”, on ferme la porte.
Et parfois, on finit par ne plus savoir ce qu’on pense vraiment, juste ce qu’on ne supporte plus.

L’engagement institutionnel s’effondre :

  • Dans les Bouches-du-Rhône, l’abstention dépasse régulièrement les 60 % lors des élections législatives.
  • Lors de la présidentielle 2022, plus de 40 % des électeurs inscrits à Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône n’ont pas voté au second tour.
  • Les partis politiques peinent à renouveler leurs adhérents.
  • Les syndicats perdent leurs forces vives.
  • Les associations tournent souvent avec les mêmes 10 ou 15 personnes, parfois depuis 30 ans.

Ce n’est pas un désintérêt pur.
C’est un sentiment d’impuissance organisé.

Ce qui fatigue, ce n’est pas seulement le fond. C’est le sentiment d’être seul.

Dans les années 80-90, on s’engageait aussi pour ne pas être seul.
Aujourd’hui, paradoxalement, on est plus connecté que jamais — mais rarement relié.

  • Les débats se font en ligne, à coups de stories, de hashtags, de clashs.
  • Les discussions de fond sont devenues risquées : il ne faut pas se tromper de mot, pas paraître “bobo”, ni “woke”, ni “réac”.
  • On confond “prise de parole” et “prise de risque”.
  • On préfère liker que parler.
  • Et on attend que quelqu’un d’autre fasse le tri.

Ce désengagement-là, il est tranquille, rampant, presque confortable.
Mais il laisse un vide immense.
Et ce vide, comme toujours, ce sont les pires récits qui le remplissent.

Et quand on se méfie de tout, on finit par croire n’importe quoi

Le glissement ne se fait pas d’un coup.
Il se fait par étapes :

“Je ne regarde plus les infos.”
“De toute façon, ils disent tous la même chose.”
“On n’a plus le droit de rien dire.”
“Finalement, au moins eux, ils posent les bonnes questions.”

Et ce “eux”, c’est souvent un plateau télé où quelqu’un dit à voix haute ce que d’autres pensent tout bas, entre deux soupirs, entre deux soirées où l’on ne parle plus politique.

Ce n’est pas l’adhésion qui inquiète.
C’est l’absence de résistance intérieure.
Le fait de ne plus se poser la question : “Pourquoi je pense ça ?”, “D’où ça vient ?”, “À qui ça profite ?”

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Désigner des coupables… pour éviter de nommer les vrais responsables

À force de bruit médiatique et de décrochage collectif, on finit par accepter une chose simple :
ceux qui posent problème, ce sont “les autres”.

  • Les chômeurs.
  • Les musulmans.
  • Les immigré·es.
  • Les habitants des quartiers populaires.
  • Les militants écologistes.
  • Les féministes.
  • Les jeunes “qui ne veulent plus bosser”.

Cette logique, elle est partout. Sur les plateaux télé. Dans les débats politiques. Parfois même dans les conversations de famille.
Et si elle prend autant, c’est parce qu’elle repose sur une mécanique efficace : rendre lisible un problème complexe en désignant un responsable visible.

Ce n’est pas un hasard. C’est une stratégie.

Depuis plusieurs décennies, on nous habitue à penser les problèmes sociaux comme des fautes individuelles :

  • Si tu n’as pas de travail, c’est que tu n’as pas cherché.
  • Si tu es malade, c’est que tu ne fais pas assez de sport.
  • Si tu es discriminé·e, c’est peut-être que tu fais trop de bruit.

Et pendant ce temps-là, ceux qui prennent les décisions échappent au radar.

Parce que le vrai problème, ce n’est pas une personne, ni une communauté, ni un “mauvais choix” individuel.
C’est un ensemble de choix politiques, économiques, médiatiques et institutionnels qui, mis bout à bout, fabriquent les conditions du mal-être et de la défiance.

  • Des politiques d’austérité qui affaiblissent les services publics.
  • Des inégalités économiques qui explosent pendant que les discours parlent de “mérite”.
  • Des réformes successives qui rendent la politique illisible et l’engagement inaccessible.
  • Des médias qui préfèrent inviter Zemmour ou De Villiers que parler d’un plan de lutte contre la précarité énergétique.

Ce que certains appellent “le système”, ce sont en réalité des mécanismes précis :

  • Des lois qui privilégient la rente plutôt que le travail.
  • Des institutions qui excluent les plus précaires du débat.
  • Une école qui reproduit les inégalités sociales au lieu de les corriger.
  • Un modèle économique fondé sur la croissance à tout prix, au mépris de la santé, du climat et du lien social.
  • Des discours politiques qui promettent le “réalisme”, mais pratiquent l’abandon organisé.

Ce n’est pas un grand complot.
C’est une façon structurée de faire tenir un ordre social inégal.

Et pour que cela tienne, il faut des responsables visibles.
Des boucs émissaires.
Des “problèmes de société” fabriqués pour détourner l’attention.

C’est plus facile de dire que “c’est la faute des immigrés” que de dire que les choix budgétaires creusent les inégalités.

C’est plus simple de pointer un voile, un quartier, une grève, que de remettre en cause un modèle qui concentre les richesses, dépolitise la société et fabrique du découragement.

Et c’est comme ça que l’extrême droite devient audible.
Parce qu’elle donne une réponse claire, même fausse.
Et parce que ceux qui devraient donner des réponses justes ne parlent plus assez fort. Ou ne sont plus écoutés.

Ce qu’on peut faire : reprendre la main, un pas après l’autre

S’informer autrement, c’est déjà résister

Ce qu’on nous donne en boucle, c’est rarement le fond.
Alors il faut aller le chercher. Et parfois, le fabriquer.

Pas pour devenir tous journalistes.
Mais pour se réapproprier nos récits, raconter nos réalités, montrer ce qu’on vit quand personne ne filme.

📌 Quelques médias nationaux permettent de prendre du recul :

  • Basta!, StreetPress, Reporterre, Mediapart (investigation, travail de fond, formats pédagogiques)
  • Le Média, Vert, ou Marsactu (un des seuls médias d’enquête réellement implanté localement, à Marseille)
  • Les newsletters indépendantes comme La Disparition ou Bulletin, qui proposent un autre rythme, hors des algorithmes.

Mais ici, sur le pourtour de l'Etang de Berre — à Fos, Miramas, Port-Saint-Louis — on manque cruellement de médias citoyens ou de récits locaux autonomes.


Alors pourquoi ne pas en créer ?


Un journal de quartier, un fanzine collectif, une chaîne YouTube qui raconte ce qui ne se voit pas, ce qui ne se dit plus ?


On n’a pas besoin d’une grande rédaction. Juste d’une table, d’un micro ou d’un téléphone, et de quelques questions.

S’informer, ce n’est pas juste recevoir.
C’est aussi écrire, produire, vérifier, transmettre.
C’est refuser de laisser les autres parler à notre place.

Se reconnecter, en vrai

Il n’y a pas de pensée politique durable sans lien.
Pas de lucidité sans frottement.
Et pas de transformation sans échange.

  • Participer à une réunion de quartier, pousser la porte d’un centre social, d’un atelier d’écriture…
  • Aller voir un débat, même s’il n’est pas parfait.
  • Discuter avec quelqu’un qu’on ne connaît pas — pas sur Twitter, mais autour d’un café, ou dans une salle de mairie.

Ce n’est pas grand-chose.
Mais dans un monde où tout nous pousse à ne plus faire collectif, ce sont des gestes qui comptent.

Apprendre, ensemble

Comprendre ce qui se passe, ce n’est pas inné.
Ce n’est pas grave de ne pas tout savoir.
Mais c’est dangereux de croire qu’on sait juste parce qu’on a vu passer un extrait de 30 secondes.

  • Il existe des ateliers d’éducation populaire, des formations gratuites sur les médias, la fabrique de l’opinion, le fonctionnement démocratique.
  • Des bibliothèques qui organisent des cycles de lecture sur le racisme, les discriminations, les luttes sociales.
  • Des associations comme Enfants Forts, qui créent des outils pour apprendre à débattre, à argumenter, à écouter.

Ce n’est pas une “rééducation”.
C’est juste retrouver des points d’appui pour ne pas se faire balader.

Ne pas céder au fatalisme

Ce n’est pas parce que les choses sont floues, complexes, parfois désespérantes, qu’il faut laisser tomber.

Ce n’est pas parce qu’on est fatigué qu’on est foutu.
Ce n’est pas parce que la peur s’installe qu’il faut s’y soumettre.

Reprendre la main, ce n’est pas tout faire.

C’est refuser de ne rien faire.
C’est refuser de se dire que c’est “normal”, que c’est “comme ça”.
C’est garder une lumière allumée dans sa manière de lire le monde.

Rouvrir les yeux

Ce que traverse ce territoire — comme tant d’autres —, ce n’est pas une vague de haine.
C’est une vague de vide.

Un vide de confiance.
Un vide de récits.

Dans ce vide, certains avancent des réponses simples.
Ils parlent fort, montrent du doigt, promettent l’ordre.
Et ça résonne. Parce que personne d’autre ne parle avec autant de constance.

Mais ce n’est pas une fatalité.

Ce qu’on peut faire n’est pas spectaculaire.
Ce n’est pas une “grande mobilisation”. Ce n’est pas un “front républicain”.
C’est un travail lent, modeste, mais essentiel : rouvrir des lieux, poser des questions, créer du commun.
Ne pas céder à la facilité des coupables tout désignés.
Refuser que la peur devienne un programme.

On n’a pas besoin d’être militants professionnels, ni experts, ni parfaits.
On a juste besoin de refuser la résignation.

Parce que le vrai danger, ce n’est pas qu’une idée l’emporte.
C’est que plus personne n’ait les outils pour la contester.

Alors on fait ce qu’on peut.

On écoute.
On parle.
On lit.
On doute.

Et dans ce doute lucide, peut-être qu’on tient le début d’une réponse.